En matière d'accord commercial, de partenariat ou d'acquisition d'entreprise, les dirigeants et entrepreneurs français sont souvent déroutés lorsqu'ils négocient avec leurs homologues brésiliens.
Tout a déjà été dit sur la difficulté à conclure des contrats, à obtenir un juste prix, à faire respecter des délais … et sur le caractère latin de nos amis brésiliens.
Mais personne ne s'est intéressé à comprendre leur philosophie à travers la pratique du sport, et notamment de LEUR sport national : le jiu jitsu brésilien (JJB).
Et pourtant... tous les comportements, toutes les attitudes sont condensées dans cet art martial importé du Japon et accommodé à la sauce brésilienne !
Permettez-moi de vous offrir mon regard de professionnel des fusions acquisitions (pendant la journée) et de pratiquant du JJB (le soir), ainsi que quelques clés de compréhension et d'expérimentation dans vos futures négociations locales.
Petit rappel
Le JJB est le descendant direct du jiu jitsu japonais, importé au Brésil il y a environ un siècle par la diaspora japonaise (la plus importante en dehors du pays du soleil levant).
Cet art martial ancestral a été magnifié au cours des décennies par la Famille Gracie, notamment le célébrissime Hélio, devenu un véritable héros national (sa statue vient d'être érigée à Rio).
Le JJB, pratiqué par des millions d'adeptes, est devenu populaire en dehors du Brésil dans les années 2000, lors des premiers combats de « mixed art martials », affrontements épiques entre boxeurs, lutteurs, karatékas, judokas, de tous poids, toutes tailles, tous pays, afin de désigner le sport de combat le plus efficace du monde. A la surprise générale, ce sont les Brésiliens (comme Royce Gracie) pratiquants du JJB qui ont remporté la mise !
Le JJB consiste à neutraliser son adversaire, debout comme au sol, sans lui asséner le moindre coup, et lui faire reconnaitre sa défaite puis abandonner le combat sans grave séquelle physique. Typiquement brésilien !
Illustrons maintenant le tempo d'une négociation brésilienne en parallèle avec le déroulement d'un combat de JJB.
Règle numéro 1 : Prenez votre temps
Les combattants, en kimono, ne se lancent pas de manière éperdue dans le combat. Les premières secondes voire minutes consistent à bien prendre position contre l'adversaire, à saisir son kimono au bon endroit, patiemment, tranquillement, à positionner ses bras et ses jambes sur les bons points d'appuis.
Le combat parait statique et sans intérêt pour le spectateur amateur de sensations fortes … alors qu'en réalité, à l'instar d'une partie d'échec, le combattant positionne ses armées, sans avoir l'air d'engager le combat.
Lors des discussions préliminaires, le brésilien est chaleureux, amical, tactile. En réalité, il vous jauge, analyse vos points faibles et commence à orienter les débats, sans en avoir l'air, vers ses points forts et vos zones d'inconfort.
Règle numéro 2 : Conservez votre énergie
Le JJB est un sport conçu pour que le faible batte le fort. Tout est dit ! Par son intelligence tactique, sa gestion de ses émotions, sa rationalisation de son énergie musculaire, sa maîtrise de sa respiration, le combattant chétif peut vaincre une force de la nature.
Hélio Gracie, qui pesait 65kgs, a perdu un seul combat dans sa vie… au bout de 3 heures et 45 minutes, contre son élève pesant 95kgs !
Le brésilien connait votre impatience. Il en joue : votre agitation lui ouvre de nouvelles possibilités, affaiblit votre défense et rend stérile vos attaques. Pendant ce temps, il conserve ses forces et son sang froid et laisse votre impatience légendaire commettre d'elle-même les erreurs qui vous seront fatales !
Vous êtes pressés, votre hiérarchie à Paris vous pousse à conclure, votre avion va décoller dans 3 heures … lui, il a tout son temps et reste bien tranquille dans sa tête, partisan du moindre effort vu que vous êtes en train de savonner tout seul votre planche !
Règle numéro 3 : Variez vos attaques et repensez votre stratégie en permanence
En JJB, il est coutume de dire que c'est l'autre qui crée sa perte, que l'on doit s'adapter à lui et attendre tranquillement qu'il nous donne le bâton pour le battre…
Cette stratégie de combat est une forme d'attaque en soi, puisqu'il convient de bien se positionner, discrètement, d'attendre le bon moment, de feinter, de créer des leurres puis d'attaquer en un éclair pour prendre un avantage décisif.
Mais dans la vraie vie, c'est particulièrement compliqué : l'autre réagit et n'a pas envie de perdre! Le combattant va donc tenter de prolonger son avantage, de finaliser sa prise, mais saura « lâcher prise » s'il juge que son avantage n'est pas suffisant, qu'il rencontre une trop grande résistance et qu'il s'épuise à conquérir une forteresse imprenable.
Il va donc reprendre ses bases, repenser sa stratégie, et repartir vers une nouvelle zone du corps qui se sera entre temps découverte : on ne peut pas être partout en défense !
Le négociateur brésilien aime bien varier ses angles d'attaques : il va un jour défendre bec et ongles un point du contrat, puis ne plus en parler, puis revenir à la charge sur une autre clause sans aucun rapport, avec une nouvelle salve de demandes, avec pléthore d'arguments, etc etc etc.
Les individus cartésiens sont déboussolés : les points de négociation sont traités dans un ordre apparemment chaotique, sans aucune priorisation, passant du futile à l'essentiel et vice versa … rien n'est jamais acquis, rien n'est jamais acté … une forte impression de « tourner en bourrique » s'installe dans la tête du négociateur français, qui va donc vouloir encore plus accélérer la négociation, accélérer le rythme, mobiliser son énergie …
Règle numéro 4 : Soumettez votre adversaire avec élégance et fair-play
Le combattant ayant respecté les 3 précédentes règles va se retrouver, tôt ou tard, en position de finaliser le combat. Au JJB, on gagne en soumettant son adversaire au moyen de très douloureuses et insupportables clés de bras, de jambe, de genou, de cheville ou d'étranglement ! Essayez, vous m'en direz des nouvelles…
Ce qui veut dire que même votre cheville, insignifiante dans votre esprit, peut représenter votre point faible, alors que vous n'y prêtez jamais attention en dépit de son extrême vulnérabilité.
Le JJB est un art martial : en cas de danger de mort, le combattant va effectivement casser le bras de son agresseur ou l'évanouir par un étranglement sanguin (impressionnant et totalement véridique). Mais, en dehors de ses situations de survie, il va serrer très fort jusqu'à ce que son adversaire « tape » 2 fois contre son corps, ce qui signifie l'abandon du combat (comme lorsque l'on couche son roi aux échecs). Le vainqueur le relâche alors instantanément, se relève et le congratule chaleureusement et respectueusement : « good game », comme disent nos voisins anglais !
La similitude est étonnante : les négociateurs brésiliens sont vraiment ardus, cherchent à tout prix à gagner en soumettant l'autre à leurs désidératas, mais ne conservent pas une fierté mal placée après la négociation.
Ils ont autant apprécié le combat en lui-même que la victoire ou la défaite et respectent grandement leurs adversaires s'ils leur ont donné du fil à retordre. Ceci dit, leur orgueil légendaire les pousse surtout à gagner ! Mais lorsqu'ils « perdent », ils doivent se sentir respectés, au même titre que le combattant soumis, et une relation normale et apaisée peut alors s'instaurer.
Conclusion
A l'instar du pratiquant de JJB, le négociateur brésilien applique bien souvent – et parfois sans le savoir – la stratégie du célèbre Sun Tzu : "la tâche première du général est de se rendre invincible, puisque les occasions de victoire sont fournies par les erreurs adverses".
Ces enseignements martiaux m'ont été inculqués par mes Maîtres Chan Kéo et Jean Marc Noblot, et leur Grand Maître Vinicius Aieta (ceinture noire 5ème dan).
Etant régulièrement en négociation au Brésil et ailleurs, j'ai pu mesurer toute l'efficacité de ces préceptes. A vous de les observer … et de les tester
Pour en savoir plus : www.build-up.fr