Le premier principe à retenir d’une fusion entre cabinets juridiques est qu’il ne s’agit jamais d’une fin en soi. La fusion est un moyen qui permet d’atteindre certains objectifs. Ces objectifs peuvent être liés à une stratégie de croissance, à l’accès à d’autres créneaux ou segments de marché, à l’approche d’autres types de clientèles, à la consolidation du cabinet, à la stabilité économique, à l’engagement de nouveaux juristes avec un profil spécifique, à la poursuite de la concurrence, …
Entre la discussion de fin de soirée entre deux juristes évoquant un rapprochement et l’offre concrète et chiffrée de rachat, comment évaluer à sa juste valeur l’utilité de la fusion entre le cabinet A et le cabinet B.
Une première évaluation peut être effectuée en se fondant sur le tableau des avantages et désavantages économiques liés à l’alliance.
LES AVANTAGES |
LES DESAVANTAGES |
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Le tableau ci-dessus ne peut évidemment que donner une évaluation sommaire de l’utilité du rapprochement. Il s’agit d’un préliminaire utile qui permettra de voir si l’on s’engage plus loin dans la réflexion. Ceux qui ont réalisé ou vécu une fusion savent que la gestion des aspects économiques constitue un élément principal de l’alliance mais qu’il est insuffisant pour en assurer le succès. La notion de « risk management » doit être appliquée à la conduite d’une fusion car l’échec mène très souvent à l’éclatement de la structure ou la sécession de nombre des associés et collaborateurs.
Le fil rouge d’un rapprochement
Il existe un fil rouge pour évaluer l’opportunité d’accepter le principe d’une fusion entre deux cabinets juridiques. Dans un cabinet d’avocats, ce cheminement passe par quatre grands chapitres :
A. Le capital
B. La culture
C. La valeur ajoutée
D. La rentabilité
Chaque partie prenante à la fusion devra passer par un audit de ces facteurs clés (due dilligence). En fin de parcours, les parties pourront sur cette base négocier, amender, corriger les éléments de discussion et, en conclusion, accepter ou refuser la fusion. Il vaut mieux s’équiper d’un tel schéma pour décortiquer le cabinet candidat à la fusion et prendre une décision finale sereine.
A. Le capital
Le capital d’un cabinet d’avocat est composé de :
1. La qualité des avocats
2. La qualité du portefeuille clients
3. Le capital financier du cabinet
A.1. La qualité des avocats
On pourrait partir du principe que juger la qualité des avocats est subjective. Il y a néanmoins des éléments objectifs pour « réaliser » celle-ci.
Le nombre de publications, le nombre de charges d’enseignement, le parcours scolaire, le nombre de séminaires donnés, le nombre de formations et de recyclages suivis sont autant d’éléments objectifs permettant de noter la qualité académique.
La qualité académique doit être complétée par la qualité en développement d’affaires qui touche davantage à la réputation, au leadership, à la présence dans les médias, à l’aura enregistrée dans la presse spécialisée et, le cas échéant, à la position dans certains grands annuaires.
Certains avocats sont d’excellents académiciens du droit mais de piètres gestionnaires de clients. Et vice-versa.
Par ailleurs, certaines personnalités excessivement individualistes peuvent mettre en danger la communauté du cabinet. Les prima donna, que l’on rencontre fréquemment dans l’industrie du droit, pourront chanter en dissonance avec l’orchestre et menacer les bienfaits du rapprochement. Fusionner avec un grand nom n’est pas forcément un atout car la qualité des avocats touche aussi à la qualité humaine de ceux-ci, qui est sans doute la qualité la moins mesurable objectivement.
A.2. La qualité du portefeuille client
Les juristes évoquent souvent la notion de « propriété de clientèle ». Force est de constater que cette clientèle est rarement gérée comme un vrai patrimoine. Toutefois, dans le cadre de l’introspection, on étudiera le type et la qualité de la clientèle. Notons que certains types de structures sont davantage des cabinets de transactions (divorces, M&A,…) que des cabinets d’accompagnement de clientèle. La relation avec le client est donc différente entre un juriste faisant des opérations « one-shot » et un juriste exerçant le suivi continu d’un client.
On pourra évaluer la qualité des bases clients respectives selon des sources objectives telles que la cotation en bourse ou le TOP 30000 pour les clients entreprises.
Dans certains cabinets, la clientèle est liée à l’une ou l’autre individualité et pas à l’ensemble du cabinet. Il peut s’avérer utile d’étudier non seulement la qualité du client institutionnel (l’entreprise ou l’administration) mais aussi la qualité du contact au sein de cette entité.
A l’issue de cette analyse, on aura une perspective plus précise sur de possibles conflits d’intérêt entre clients du cabinet A et du cabinet B. Un moment très douloureux que certains rechignent à passer.
A.3. Le capital financier du cabinet
La gestion financière des différentes entités peut varier considérablement. Certains cabinets sont propriétaires de leurs locaux et de leur parc informatique, d’autres préfèrent louer ou leaser. Certains professionnels ont constitué des réserves financières alors que d’autres se sont lourdement endettés. On remarque que sans un équilibre de capitalisation minimum entre les deux structures, un cabinet fortement endetté doit compenser son partenaire en s’endettant encore davantage pour payer sa contribution au capital de la nouvelle entité.
Comme dans toute fusion-acquisition, il est important de passer au crible les comptes des deux entités afin de voir si le partenariat se fonde sur une situation saine.
B. La culture
Chaque juriste, chaque cabinet véhicule une culture et des valeurs qui lui sont propres. La difficulté principale rencontrée dans les cabinets juridiques est que cette culture est généralement latente et non reconnue unilatéralement par les associés. Ce phénomène de « culture d’entreprise masquée » provient du fait que peu de cabinets ont investi dans un plan d’entreprise. Les associés confondent le contrat d’association et le « business plan ».
Après les aspects financiers, c’est en général la problématique de la « culture » qui est le second facteur déterminant dans la réussite ou l’échec d’une fusion. Les candidats au rapprochement parlent-ils le même langage, ont-ils la même conception du métier, la même approche des clients, une éthique comparable ?
La culture d’entreprise entre les « eux » et les « nous » doit se gérer certes au niveau des associés dans un premier temps mais rapidement dans le cadre du rapprochement s’étendre à l’ensemble des deux groupes humains qui pourraient créer la nouvelle entité. Collaborateurs et secrétaires ne doivent pas être oubliés dans l’évaluation.
Parmi les questions à se poser :
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Avons-nous affaire à un cabinet autocratique ou démocratique ? |
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Comment les décisions sont-elles prises au sein du cabinet ? Managing partner, comité exécutif, assemblée générale des associés ? |
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Quelle est l’autonomie laissée aux collaborateurs ? |
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Quelles informations et comment communique-t-on vers les collaborateurs ? |
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Investit-on dans les collaborateurs ou sont-ils la simple propriété du cabinet ? |
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Comment ont-ils été sélectionnés ? |
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Quel est le « turnover » ou le taux de rétention des associés et des collaborateurs ? |
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L’entité que nous approchons ou qui nous approche a-t-elle effectué une réflexion stratégique ? Ne font-ils pas une fuite en avant ? |
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Avons-nous la même perception du marché ? |
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La vision de l’avenir est-elle décodée unanimement par les associés de ce cabinet ou exclusivement par les quelques individualités, portes-paroles du rapprochement ? |
La vérité interne d’un cabinet peut se révéler sensiblement différente de l’image communiquée vers l’extérieur. Au-delà des nécessaires échanges de vue entre fiancés, chaque partie aura la tâche difficile de dénicher des éléments objectifs qui permettent de juger de la culture et des valeurs du cabinet. Ainsi lorsque l’on évoquera la stratégie de chacun, il sera nécessaire de l’étayer par les exemples d’un plan d’actions mené par le passé.
Le facteur humain est tellement sensible dans un processus de fusion entre avocats que l’on ne peut que recommander l’utilisation d’une « retraite » ou d’un week-end de mise en commun pour échanger les vues et les valeurs. Le cas échéant, cet exercice pourra être « médiatisé » par un observateur externe indépendant qui reformulera la vision et les stratégies du cabinet A et du cabinet B. Il ne s’agit pas dans ce cas de créer une hiérarchie de valeurs mais bien d’en percevoir la compatibilité.
C. La valeur ajoutée
1+1 = 3. Voilà la formule mathématique à atteindre par la fusion. Il s’agit dans ce chapitre de percevoir la valeur ajoutée qu’offrira la fusion aux clients de chacune des entités, aux prospects ou clients potentiels, aux associés et collaborateurs actuels et futurs.
Les instigateurs du rapprochement doivent clairement s’interroger sur la perception du marché quant à la fusion. La fusion entre deux structures de niche ne sera pas perçue de la même manière que le rapprochement entre un cabinet full-service international et une structure de niche. Dans certains cas, la fusion n’aura quasiment aucun impact externe vis-à-vis du marché car les parties prenantes seront des minor players peu enclins à communiquer sur leur rapprochement. Ceux-ci poursuivront leur réflexion sur la valeur ajoutée interne que leur procurera la fusion.
La perception des « utilisateurs » de la fusion, c’est-à-dire les clients, donne du sens à l’opération. Un processus de fusion doit indubitablement s’accompagner d’une politique de communication adéquate démontrant la valeur ajoutée du rapprochement.
D. La rentabilité
La rentabilité de l’opération joue généralement un rôle dominant dans une fusion mais ce n’est pas toujours le cas. Si les revenus constituent la partie primordiale de la discussion entre négociateurs, c’est certes parce que les juristes y attachent une juste importance mais aussi parce qu’il s’agit d’un poste objectivé par les chiffres et donc aisé à comparer. Les quatre chiffres clés à étudier dans le cadre d’une fusion sont :
1- Les heures facturées par associés
2- Le taux horaire
3- Le calcul à la marge
4- Le ratio associé/collaborateur
D.1. Le juriste vend son temps. La plupart des cabinets ont donc une idée claire des heures facturées en se basant sur leur « feuille de temps ». Certains cabinets ont des objectifs de facturation clairs imposés aux associés et aux collaborateurs. Ce n’est pas le cas dans toutes les structures. De même, la surfacturation est une tradition dans certaines structures alors que d’autres enregistrent moins « scientifiquement » leurs heures prestées. Il importe de bien cerner à la fois le mode de fonctionnement des heures facturées et facturables et la quantité d’heures facturées si l’on veut éviter des déceptions ultérieurement.
D.2. Le taux facturé à l’heure et la méthode de calcul des honoraires sont deux autres ratios importants. Lors d’une fusion internationale ou nationale, on s’aperçoit que les taux pratiqués dans la capitale ou dans une métropole varient sensiblement en fonction du marché local.
Par ailleurs, certains cabinets ont des politiques de prix variant selon un schéma bien établi, utilisant parfois des techniques alternatives telles que l’abonnement, le forfait ou les réductions.
D.3. Le calcul à la marge permet de connaître le montant disponible qui est distribué entre les associés après couverture des coûts d’exploitation. C’est un argument qui plaide généralement en faveur du cabinet de province s’alliant à un cabinet de la capitale. Les associés ont souvent tendance à se focaliser sur les deux premiers ratios (heures facturées et taux). Toutefois, si ces deux ratios sont généralement moindres en province, les coûts d’exploitation le sont aussi (loyer, coût du travail, fournisseurs,…) et la marge parfois plus élevée.
D.4. Enfin, le ratio associés/collaborateurs permet une comparaison excessivement intéressante. Certains cabinets ont un ratio 1/1 (un associé pour un collaborateur) d’autres vont jusqu’à 1/5 (un associé pour cinq collaborateurs). La distinction joue ici entre les « equity partners » et les « non-equity associates » qui ne participent pas au partage des bénéfices. Il va de soi qu’un nombre trop importants d’associés réduit la portion du partage des bénéfices. Certains cabinets intéressés à la fusion qui ont limité sévèrement l’accès à l’association verront d’un mauvais œil une alliance avec un cabinet du type « armée mexicaine » où le nombre d’associés est proche du nombre de collaborateurs.
Les avocats sont parfois amenés à conseiller leurs clients sur les aspects juridiques d’une fusion ou d’une acquisition. Ils sont souvent moins bien équipés pour réaliser la fusion de leur propre entité avec une autre structure car au-delà du droit, des aspects de gestion, de finance et de psychologie gouvernent le succès d’une opération d’une extrême sensibilité.
La méthodologie d’évaluation présentée ci-dessus n’est pas infaillible. Elle a cependant l’avantage de ramener les éventuels candidats à la fusion à des réflexions plus objectives dans un contexte qui est souvent émotionnel.